Le soleil déclinait lentement à l’horizon, teintant le ciel d’une palette de nuances orangées et roses. La famille Delacroix venait de terminer un copieux dîner dans un restaurant chic du centre-ville. Mon père, Robert, un homme d’une cinquantaine d’années au physique imposant, ajusta son costume trois-pièces gris anthracite sur son corps musculeux. Ses cheveux bruns soigneusement coiffés en arrière dégageaient son visage aux traits durs et au regard glacial. Un sourire narquois étirait ses lèvres fines, soulignant son petit nez aristocratique.
Ma mère, Lisa, une femme élégante et raffinée de quarante ans, resserra les pans de son long manteau en cachemire crème autour de son corps svelte. Ses longs cheveux blonds ondulés encadraient son visage au teint de porcelaine où brillaient deux grands yeux verts expressifs. Une moue de malaise plissait ses fines lèvres rose pâle à chaque fois que mon père ouvrait la bouche.
A mes quinze ans, j’étais un adolescent dégingandé tentant de cacher mon corps sous un large sweat-shirt informe. Mes cheveux châtains en bataille dissimulaient mon regard fuyant tandis que je me tenais, tête baissée, aux côtés de ma mère dans un effort de me fondre dans le décor.
Non loin derrière nous traînait mon petit frère Damien, âgé de huit ans, une boule d’énergie concentrée dans son petit corps potelé. Ses boucles blondes rebondissaient au rythme de ses pas sautillants tandis qu’il tentait d’apercevoir quelque chose d’intéressant du haut de sa petite taille.

« Quelle splendide soirée pour une agréable promenade digestive, » lança mon père d’une voix tonitruante en ouvrant la marche.
Le claquement sec de ses chaussures de ville sur le trottoir marquait une cadence militaire à notre petit groupe. Ma mère posa une main rassurante sur mon bras, l’autre tenant fermement la main de Damien.
« Il fait encore si beau à cette heure, » commenta-t-elle d’une voix apaisante. « Profitons-en avant que le soleil ne se couche complètement. »
Ses paroles se voulaient légères mais son regard anxieux trahissait son appréhension constante face aux humeurs imprévisibles de mon père.
Nous avancions en silence dans une rue résidentielle bordée d’arbres et de jolies maisons bourgeoises lorsque mon père ralentit soudain le pas. Au coin d’une rue attenante, un homme d’un certain âge était assis par terre, le dos voûté appuyé contre le mur d’un immeuble. Ses vêtements élimés et crasseux témoignaient d’une vie bien rude. Un petit carton déchiré était posé à ses pieds où reposait un gobelet en plastique à moitié rempli de quelques pièces de monnaie.
« Regarde-moi ça, » lança mon père d’un ton méprisant en désignant le mendiant d’un signe de menton dédaigneux. « La lie de la société. »
L’homme leva péniblement la tête vers nous, son visage buriné encadré d’une barbe grisonnante sale et hirsute. Ses yeux fatigués et résignés fixèrent un bref instant les nôtres avant de se détourner.
Mon père s’arrêta net devant lui, nous forçant à en faire autant. Je sentis la main de ma mère se crisper sur mon bras tandis que son autre main se resserrait sur celle de Damien.
L’homme ne releva pas la tête, gardant le regard rivé sur le sol devant lui dans une posture d’humilité accablée.
« Tu veux un peu d’argent, mon vieux? » cracha mon père d’une voix bourrue.
Le mendiant hocha la tête en signe d’assentiment mais sans un mot, son expression indéchiffrable.
D’un geste délibérément théâtral, mon père fouilla dans la poche intérieure de sa veste et en sortit un billet de 50 dollars qu’il brandit d’un air narquois.
« Tiens, vieux clocheton ! 50 dollars pour toi ! » claironna-t-il d’une voix gutturale en laissant tomber le billet dans le gobelet crasseux d’une main méprisante.
Le billet s’envola brièvement au contact des quelques pièces avant de s’immobiliser en son centre, replié de façon disgracieuse.
Le vieil homme écarquilla les yeux de surprise face à ce semblant de geste généreux inattendu. Il leva des mains tremblantes vers le gobelet et saisit précautionneusement le billet entre ses doigts noueux et crasseux comme s’il craignait qu’il ne se dérobât à tout instant.
« Oh mais j’ai une faveur à te demander en retour, misérable clochard ! » poursuivit mon père avec un sourire carnassier. « Rends-moi la monnaie ! »
Un lourd silence de plomb tomba sur la scène, seulement interrompu par les halètements de stupeur de ma mère. Le mendiant releva lentement la tête vers mon père, ses yeux écarquillés d’incrédulité.
« Tu as bien compris, vieux loque ! Rends-la-moi, cette monnaie ! » aboya mon père en détachant chaque syllabe d’une voix tonitruante.
Le vieil homme baissa les yeux vers le gobelet où gisait le billet froissé. De ses mains tremblantes, il compta les quelques pièces de monnaie qui s’y trouvaient déjà. Son regard perdu passait des pièces au billet et du billet aux pièces tandis que son corps sembla se ratatiner sur lui-même.
« Je… je n’ai que quelques cents, monsieur, » balbutia-t-il d’une voix chevrotante. « Pas assez…pas assez pour vous donner 49 dollars. »
Il leva des yeux implorants vers mon père, ses mains jointes tremblantes serrant le billet de 50 dollars comme une bouée de sauvetage.
« Dans ce cas, rends-moi ce billet misérable mendiant ! » tonna mon père d’une voix menaçante en tendant la main d’un geste sec. « Je n’ai que faire de ta petite monnaie ! »
De grosses larmes roulèrent sur les joues burinées du vieil homme alors qu’il tendit prestement le billet d’une main tremblante. Mon père le lui arracha des doigts avec un reniflement dédaigneux.
« Alors, on pleure comme un bébé maintenant ? » ricana-t-il d’une voix grinçante. « Quelle philosophie pitoyable pour unôtre aussi misérable ! »
Je fixai le sol, les joues brûlantes de honte, incapable de soutenir le regard implorant du vieillard. A mes côtés, Damien poussa un petit gémissement et se pressa davantage contre les jupes de maman.
Mon père tourna les talons d’un pas conquérant, sans un regard en arrière pour le mendiant accablé. Je jetai un bref coup d’oeil vers le vieil homme, mon cœur se serrant devant sa silhouette voûtée et tremblante. Son visage buriné était baissé, dissimulant ses yeux, mais les sillons humides sur ses joues témoignaient des larmes amères qu’il tentait d’essuyer d’un revers de manche dégueillasse.
Ma mère pressa le pas pour rejoindre mon père, m’entraînant avec elle d’une poigne ferme mais douce sur mon bras. Sa main libre tenait toujours celle de Damien qui trottinait à ses côtés d’un air penaud. Je vis ses lèvres fines pincées en une ligne crispée, signe de la tension intérieure qui l’habitait.
Nous marchâmes quelques instants en silence, seulement troublé par le bruit sec des pas cérémonieux de mon père sur le trottoir. Soudain, la voix chevrotante du mendiant s’éleva dans notre dos :
« La richesse sans bonté n’est que misère, monsieur. »
Je me retournai pour voir le vieil homme redressé, nous fixant d’un regard chargé de tristesse et de dignité. Un lourd silence tomba sur notre groupe à la suite de ses paroles.
« Que dit donc cette vieille loque ? » cracha mon père d’un ton méprisant en pivotant sur ses talons pour lui faire face.
Le mendiant soutint son regard polaire sans ciller.
« J’ai dit, monsieur, que l’argent n’a que peu de valeur sans un cœur empli de compassion et de bonté. »
Un ricanement dédaigneux accueillit ses paroles.
« Epargne-moi tes belles paroles, vieil homme ! Que sais-tu de la valeur de l’argent ou de quoi que ce soit d’autre ? Toi qui n’es rien, assis sur le trottoir à mendier comme un chien ! »
Le vieil homme se redressa de toute sa hauteur, bien que modeste, et répondit d’une voix ferme :
« Je sais une chose, monsieur. C’est que malgré ma pauvreté matérielle, une richesse bien plus précieuse m’habite : celle de la dignité et du respect envers mes prochains. »
Un lourd silence suivit ses paroles. Je vis la mâchoire de mon père se contracter dangereusement tandis que ses traits se durcissaient.
« Combien de dignité paie le loyer ou nourrit tes mioches, vieux fou ? Garde donc ta pitoyable philosophie de clochard ! »
Sur ces mots cinglants, il tourna à nouveau les talons et repartit d’un pas vif, nous entraînant à sa suite.
Le reste du chemin se fit dans un silence de plomb, seulement rompu par les reniflements discrets de Damien qui sanglotait contre les jupes de maman. Cette dernière avait passé un bras autour de mes épaules m’attirant contre elle. Son corps tremblait légèrement tandis que nous remontions l’allée qui menait à notre imposante demeure.
Ce soir-là, une chape de plomb régnait autour de la table du dîner familial, seulement troublée par les vaines tentatives de mon père pour lancer la conversation d’un ton bravache. Ni ma mère ni moi ne répondîmes à ses piques narquoises, nous contentant d’âmes mornes. Seul Damien émergea brièvement de son mutisme pour lancer d’une petite voix :
« Pourquoi le monsieur il avait pas de maison, maman ? »
Ma mère tressaillit comme si ces quelques mots innocents ravivaient la blessure d’humiliation que nous avions subie quelques heures auparavant.
« Il n’a peut-être plus de famille pour s’occuper de lui, mon chéri, » répondit-elle d’une voix douce en posant une main apaisante sur la tête blonde de l’enfant.
« Mais nous, on est une famille ! » renchérit Damien avec l’insouciance de l’enfance. « On peut pas l’inviter à vivre avec nous ? »
Le rire gras qui accueillit sa suggestion enfantine me fit tressaillir. Mon père rejetait la tête en arrière, une main posée sur son vaste abdomen que secouaient ses éclats de rire tonitruants.
« Et puis quoi encore ? Accueillir un vieux clocheton puant sous notre toit ? » Il ponctua sa phrase d’un bruit de bouche dédaigneux. « Allons, ne dis pas de sottises, petit ! »
Son regard dur dériva de Damien jusqu’à moi, comme s’il me défiait d’oser contredire son autorité parentale d’un air de défi. Je baissai les yeux sur mon assiette à peine entamée, soudain épris d’un haut-le-cœur.
Les jours suivants, l’incident avec le mendiant ne fut plus jamais évoqué. Un silence pesant régnait sur notre maisonnée, seulement rompu par les exercices vocaux tonitruants de mon père lorsqu’il vociférait au téléphone avec ses employés ou ses associés. Ma mère déambulait dans les pièces, l’air absent, un pli soucieux barrant son front d’ordinaire lisse. Quant à moi, j’errais comme une âme en peine, fuyant la compagnie étouffante de mon paternel chaque fois que je le pouvais.
Un après-midi, environ une semaine plus tard, je rentrais seul du lycée après les cours. J’avais pris un chemin détourné pour éviter de croiser mon père qui aurait pu m’apostropher pour une quelconque course ou besogne ingrate. En remontant la rue résidentielle qui menait à notre quartier cossu, mon pas se fit soudain plus lent à l’approche du coin de rue où nous avions croisé le mendiant.
Mû par une impulsion soudaine, je m’arrêtai et balayai des yeux les alentours. Mon regard s’attarda sur le pan de mur défraîchi où l’homme avait été assis ce jour-là. Une vague appréhension me saisit à la pensée que je puisse le retrouver à nouveau à cette place, ses paroles dignes mais accusatrices résonnant encore à mes oreilles.
Cependant, l’espace contre le mur était désert, seulement jonché de quelques détritus sans importance. Un léger soulagement me gagna à cette vue, vite remplacé par une sensation confuse d’inexplicable déception.
Je repris ma route d’un pas mal assuré, la tête basse, ressassant les événements de cette soirée d’humiliation gratuite. Les mots du vieil homme, empreints d’une sagesse aussi simple que profonde, revenaient sans cesse tourmenter mes pensées :
« La richesse sans bonté n’est que misère… »
À quoi bon posséder les bijoux, les vêtements et l’argent les plus coûteux si l’on était rongé de l’intérieur par la noirceur d’une âme malsaine ? Mon père était l’incarnation même de ce précepte : tout en réussite apparente, riche à millions, mais vidé de sa substance humaine par sa cruauté et sa soif de pouvoir.
Je fus tiré de mes réflexions moroses par une frêle silhouette recroquevillée contre le mur d’une maison un peu plus loin. À mesure que je m’en approchai, je reconnus la forme voûtée et les loques miteuses du mendiant de la semaine précédente. Il était assis par terre, ses genoux osseux remontés contre son torse, une mince couverture en laine élimée jetée sur ses épaules. Son crâne rasé était penché en avant, me dissimulant ses traits.
Sans réfléchir, je ralentis le pas pour longer le trottoir de son côté de la rue. Tandis que je m’approchai, il redressa la tête et nos regards se croisèrent. Malgré les nouveaux jours qui avaient passés à dormir à même la rue, je reconnus les mêmes yeux d’un bleu perçant qui avaient soutenu le regard glacial de mon père avec une dignité résignée.
Un léger sourire détendit ses traits burinés lorsque nos regards se croisèrent. Un sourire dénué de jugement ou d’animosité, comme si j’étais un vieil ami qu’il n’avait pas vu depuis longtemps. Cette simple expression bienveillante, à des kilomètres de la suffisance arrogante de mon paternel, fit monter des larmes brûlantes à mes yeux.
Sans dire un mot, je ralentis davantage le pas en arrivant à sa hauteur, tâtant d’une main la poche avant de mon sac à dos. Mes doigts rencontrèrent le petit portefeuille que ma mère m’avait glissé ce matin avec quelques billets pour le déjeuner. Je le sortis précautionneusement, vérifiant d’un regard furtif que personne ne m’observait.
Arrivé à la hauteur du mendiant, je m’arrêtai net et me penchai pour déposer le portefeuille ouvert sur ses genoux recouverts de la mince couverture. Il baissa les yeux, les écarquillant de surprise en découvrant les quelques billets qui s’y trouvaient. Son regard interrogateur remonta vers le mien alors qu’il laissait échapper un souffle d’incrédulité :
« Mais… mon garçon, je ne peux accepter… »
Sans un mot, je posai un doigt sur mes lèvres en signe de silence, puis lui adressai un clin d’œil complice avant de repartir d’un pas vif. Les larmes ruisselaient sur mes joues mais un sourire tremblait sur mes lèvres. Dans mon cœur brumeaità la flamme fleure naissante de ma propre bonté.